L'énergie nucléaire présente-t-elle un intérêt pour aménager le territoire français ?
Note de Dorian Bianco pour le Groupe d'aménagement volontaire
Grâce à leur très haute productivité, les installations nucléaires sont concentrées dans l’espace et libèrent leur emprise au sol pour d’autres usages: l’afforestation en continuité des espaces boisés, le remembrement agraire avec la remise en état des haies, la vocation récréative des sites protégés (sport, tourisme culturel). Tout en décarbonant la production d’électricité, l’énergie nucléaire apparaît comme un des outils indispensables à la mise en œuvre de cette « géopolitique » des paysages pittoresques qu’est l’aménagement du territoire.
Une innovation technologique n’est jamais bonne ni mauvaise en soi, elle ne l’est qu’au regard de ses conséquences sur les sociétés. Le travail qui suit n'envisage pas l'énergie nucléaire sous un angle purement technique, mais l'aborde du point de vue de la géographie humaine et culturelle. Il vise à montrer comment cette énergie détermine l'implantation des activités dans l'espace, protège le patrimoine culturel et naturel, libère la création architecturale et propose un modèle de gestion publique adaptée aux structures anthropologiques de la société française.
Dans Technique et civilisation (1934), l’historien américain Lewis Mumford voit l’avènement, à travers la révolution industrielle en Grande-Bretagne, d’un « âge paléotechnique » dont le modèle de développement se fonde sur l’extraction du charbon. Cette phase inaugure l’ère des grands déséquilibres, qu'il analyse de façon marxisante: l’inégale répartition géographique des réserves houillères dans les sols avantage naturellement les régions minières comme l’Angleterre victorienne et leur assure une avance technologique sur le reste du monde. Le déterminisme géographique crée de grandes concentrations urbaines comme à Manchester où règnent pollution et inégalités sociales, bercées entre l’aggravation du sort des ouvriers et l’enrichissement de quelques-uns. Contre ces excès, Mumford souhaitait réconcilier le progrès technique avec le bien-être de tous. Il anticipait le dépassement de l'âge de la mine dans une « ère néotechnique » fondée sur une production d’électricité visant à restaurer la protection de l’environnement et l’amélioration des conditions de vie.
Dans Décentralisation et progrès technique (1954), le géographe Jean-François Gravier, grand lecteur de Mumford, fait de l’énergie nucléaire la condition du passage à l’« ère néotechnique » et le moyen de se débarrasser définitivement du modèle extractiviste aux côtés de la « houille blanche » (l'énergie hydroélectrique). Parce que les centrales nucléaires peuvent être installées près de la plupart des sources d’eau (pour les réacteurs à eau pressurisée), cette énergie offre une liberté d’implantation qui donne aux régions et aux nations dépourvues de ressources fossiles la possibilité d’un développement social, économique et humain autonomisé. En cela, l’énergie nucléaire est un outil d’égalité territoriale et géopolitique mettant fin à la domination des états miniers ou pétroliers. Elle conditionne les politiques de décentralisation industrielle et démographique.
Les arguments les plus couramment invoqués en faveur de l’énergie nucléaire énoncent ses faibles émissions de gaz carbonique (12 g de CO2/kWh contre 820 g pour le charbon), son faible coût à la consommation et l’indépendance géopolitique qu’elle garantit. Ces arguments techniques et politiques omettent d’évoquer l’autre avantage du nucléaire, qui est d’ordre géographique et culturel: c’est la promesse de mettre fin aux déterminismes spatiaux, c’est-à-dire aux contraintes environnementales qui aliènent la localisation des activités économiques aux particularités physiques des sols et du relief. C’est sur ce point que l’énergie nucléaire possède une supériorité non seulement sur les énergies fossiles, mais aussi sur une grande partie des énergies renouvelables non pilotables, dont l’éolien et le solaire. Même s’il convient de ne pas opposer, sur le plan technique, énergies nucléaires et renouvelables dans la mesure où elles demeurent toutes décarbonées, le choix de la technologie nucléaire présente un intérêt supérieur sur le plan spatial qu’il convient d’expliquer.
La fin du déterminisme géographique et la libération de l'emprise au sol
La contrainte géographique qu’exercent les énergies renouvelables s’explique par un mécanisme simple: la très forte productivité de l’énergie nucléaire, permettant d’assurer une production pilotable et abondante d’électricité, concentre à l’extrême dans l'espace des installations peu nombreuses. La France produit 72% de son énergie grâce à 56 réacteurs répartis sur 20 sites seulement. La puissance installée d’un système unitaire (c’est-à-dire d’un seul équipement) correspond à environ 1000 Mégawatt en moyenne pour un réacteur nucléaire, tandis qu’elle s’échelonne entre 0,8 et 8 Mégawatt pour un aérogénérateur (une éolienne). Par conséquent, un réacteur REP correspond à environ 3000 éoliennes terrestres, la diversité des équipements rendant ce calcul assez théorique. Une centrale nucléaire occupe en moyenne 0,2 km2, ce qui correspond à un parc éolien de 500 km2, pour 3000 km2 de surface nécessaire à la biomasse. L’énergie éolienne et solaire, en raison d’une productivité très faible en système unitaire, suppose une dispersion géographique extrême des équipements productifs à la façon d’un essaimage sur tout le territoire. Ainsi, le nucléaire est une énergie invisible avec une très faible emprise au sol, alors que les énergies renouvelables (pour une production équivalente d’électricité) se rendent omniprésentes et visibles dans le paysage. Cette évolution est défendue par le paysagiste Bertrand Folléa dans L’archipel des métamorphoses, la transition par le paysage, dont le « projet de paysage » rend visibles les énergies nouvelles dans le quotidien.
Superficie en km2 par TWh selon chaque ressource énergétique pour produire une heure d'électricité. © Thomas Gerard d'après Atomkraft Ja Tak.
Sur la base d'une étude américaine de Anne M. Trainor, Robert I. McDonald et Joseph Fargione portant sur l'« energy sprawl » (l'étalement énergétique), Theis Palm et Frederik Jacob Hansen de l'association danoise de défense de l'énergie nucléaire Atomkraft Ja Tak ont comparé dans une note récente l’emprise au sol nécessaire selon le type d'énergie employée, dans la perspective d'un scénario de décarbonation et d'indépendance totales de la production et de la consommation d'életricité au Danemark. Reproduit ci-dessus et traduit en français, ce schéma modélise le rapport entre la surface en kilomètres carrés et l'énergie produite en Terrawatt-heure (TWh) pour une heure d'électricité. L'emprise au sol est calculée par rapport à la superficie des équipements producteurs d'énergie et elle ne tient pas compte de l'emprise spatiale inhérente à l'extraction des matières premières pour les construire (plus importantes pour les énergies renouvelables en raison des quantités de béton nécessaire). Selon Atomkraft Ja Tak, le nucléaire est l'énergie avec la plus faible emprise au sol, puisqu'elle ne demande qu'environ 0,13 km2 par TWh, tandis que les éoliennes nécessitent 126,92km2 en comptant la distance nécessaire entre 2 éoliennes de 2km2 par TWh (il s'agit de la distance observée par GPS entre deux éoliennes terrestres pour qu'elles ne se perturbent pas entre elles). Toujours selon Atomkraft Ja Tak, les éoliennes demanderaient en moyenne 127 kilomètres carrés de plus que le nucléaire pour produire la même quantité d'électricité.
La biomasse requiert 809,74km2 par TWh, ce qui en fait de loin l'énergie avec la plus forte emprise au sol. Dans la même note, une carte représente l'étendue géographique nécessaire au nucléaire, aux éoliennes et à la biomasse pour assurer la consommation énergétique totale du Danemark (energiforbrug). Les installations nucléaires occuperaient une superficie de 25km2, soit 1/5 de l'Île danoise de Samsø, pour une superficie nationale de 42 933 km2, alors que les éoliennes couvriraient presque l'ensemble du Jutland, soit 24 559 km2. A titre de comparaison sur le plan purement spatial, il faudrait affecter aux équipements nucléaires deux tiers seulement de l'Île d'Oléron alors que les éoliennes occuperaient la superficie de toute la Normandie pour une puissance installée comparable. Cependant cette comparaison avec la France reste approximative: il faudrait également comparer les densités de populations, la part de délocalisation industrielle et le niveau de vie qui influencent la consommation finale d'énergie sur un espace donné pour établir une comparaison plus exacte du rapport entre la productivité et l'étendue géographique. Malgré ces variations, il apparaît évident que l'énergie nucléaire est la plus avantageuse pour préserver les espaces naturels d'un réaménagement énergétique du territoire. Pour les pays très denses comme les Pays-Bas, une production d'énergie fondée uniquement sur les éoliennes, couvrant les besoins en consommation, demanderait une emprise au sol supérieure à la superficie du pays: il en irait de même pour la biomasse au Danemark. Bien que théoriques, ces projections permettent de comprendre l'enjeu de l'emprise au sol qui est encore trop ignoré dans le débat sur la transition énergétique. En revanche, elles n'incluent pas le volume en mètres cubes que représentent les déchets nucléaires. Selon l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), le volume des déchets issues de la filière électro-nucléaire française s'élèvait en 2017 à 955 800 m3 sur 60 années d'exploitation nucléaire selon l'Agence nationale pour la gestion des déchets radiocatifs (Andra), c'est-à-dire la taille moyenne d'un quartier parisien (chaque arrondissement compte 4 quartiers).
Évidemment, les scénarios de transition énergétique sans le nucléaire reposent tous sur un mix de différentes énergies renouvelables, et non uniquement sur les éoliennes ou le solaire. Mais il faut bien comprendre que le passage d’une production d’électricité assurée par l’énergie nucléaire à une production fondée sur les renouvelables suppose d’affecter de façon croissante l’occupation des sols aux panneaux solaires et aux éoliennes, au détriment d’autres usages: l’afforestation en continuité des espaces boisés pour reconstituer des puits de carbone, le remembrement agraire et l’embocagement pour relocaliser les productions alimentaires et restaurer les continuités écologiques, les parcs naturels et les sites historiques destinés au plaisir du tourisme, de la contemplation et des activités physiques. Les énergies dispersées nuisent à la mise en œuvre d’un zonage territorial fondé sur le bien-être et la protection de l’environnement naturel. Un cas spectaculaire est venu récemment illustrer ce paradoxe: en Gironde, Engie et Noen ont présenté le projet d’aménagement d’un parc photovoltaïque de 10km2 en Gironde supposant d'abattre 1000 hectares de pins. En libérant son emprise au sol, l’énergie nucléaire apparaît ainsi comme le gage d’une émancipation des contraintes spatiales indispensable à une stratégie d’aménagement du territoire orientée vers le bien-être collectif et l’égalité d’accès aux espaces verts. C’est en somme le cœur de la définition qu’en donnait Eugène Claudius-Petit au Conseil des ministres en 1950.
Les conséquences culturelles d’une sortie du nucléaire
Une technologie n’est jamais bonne ou mauvaise en soi. Elle n’a de valeur qu’en regard de ses conséquences économiques, sociales et culturelles, ce qu’a bien montré Mumford en démontrant depuis le Moyen-Âge l’effet des évolutions techniques sur les structures des sociétés. Les scénarios de transition écologique qui incluent l'arrêt du programme nucléaire, comme celui que défend l’association Négawatt, tendent à passer outre cet enjeu fondamental, inhérent à toute innovation technique. Le scénario Négawatt est fondé sur la sobriété de consommation, l’efficacité énergétique et la production renouvelable d’énergie. Il fonctionne en soi, sur le plan purement objectif de la modélisation quantitative, mais il suppose dans les faits un bouleversement tel qu’il remet en cause les fondements du modèle social et culturel français. Il faut bien comprendre que la sortie du nucléaire met en tension les besoins en électricité et rend inévitable l'adoption de l'efficacité énergétique.
Et cela se démontre aisément. Même s'il est nécessaire de réfreiner notre consommation d'énergie, un haut degré de sobriété peut conduire à la baisse du niveau de vie par l’abandon des biens de consommation dont l’énergie grise (c’est-à-dire l’énergie nécessaire à la production de ces biens) demanderait un rendement trop élevé pour être assuré par un mix uniquement basé sur le solaire, l’éolien ou la biomasse. Mais c’est sur le plan de l’efficacité énergétique que le bât blesse: s’il est nécessaire d’en finir avec les passoires thermiques dans le secteur du bâtiment qui consomme trop d'énergie, une efficacité maximale dans l’usage du chauffage domestique supposerait inévitablement de porter la majeure partie, voire la totalité du parc français de logements au niveau Bâtiment Basse Consommation (BBC, niveau A et B de l’étiquette énergie). Or le débat technique sur les différentes méthodes d'isolation demeure presque inexistant dans la presse et l'opinion publique, comme si personne ne semblait envisager quel serait le « visage de la France » une fois les enveloppes des bâtiments presque toutes isolées. Cette efficacité maximale demande, dans la plupart des cas, une Isolation Thermique par l’Extérieur (ITE), seule capable de supprimer tout effet de pont thermique à travers les murs. Cette mesure provoquerait une altération profonde du patrimoine architectural: Toulouse ne serait plus « rose » puisqu’une couche d’isolant comme le béton de chanvre recouvrirait ses briques rosées, le pan de bois des chaumières normandes disparaîtraient derrière une façade de métal, voire de PVC (un matériau hautement transformé), les mas de Haute-Provence perdraient leur pierre blonde derrière un enduit lisse incapable d’en imiter les teintes traditionnelles. La quantité de matériaux employés à l'isolation, surtout s'ils sont polluants comme le PVC, pourrait même faire augmenter temporairement l'empreinte carbone dans le secteur du bâtiment. De plus, l’« effet rebond » annule en partie le gain énergétique escompté (les factures devenant moins chères grâce aux économies d’énergie, on se chauffe davantage), montrant bien que l’objectivisme du scénario Négawatt appréhende mal les comportements subjectifs de l’être humain. Le maintien de l'énergie nucléaire propose un autre scénario avec l'électrification des réseaux et des technologies, permettant d'envisager avec souplesse l'augmentation possible de la consommation énergétique quand bien même il reste nécessaire de raisonner nos modes de consommation. Par conséquent, l’énergie nucléaire protège indirectement le patrimoine culturel en desserrant le carcan des normes thermiques: elle permet à l’architecture de retrouver sa faculté de créer des formes poétiques pour l’habitation humaine, à l’opposé des cages à poules étroites et peu lumineuses que nous construisons aujourd’hui pour les classes populaires dans les banlieues. Le bâti ancien est plébiscité pour la beauté de son architecture, et de nombreux ensembles d'après-guerre, si souvent décriés, apportent une grande qualité de vie grâce à des espaces domestiques lumineux, aérés et traversants, souvent inspirés des idées mouvement moderne qu'ont porté le Bauhaus, les CIAM puis Team X. Dans certains cas, l'isolation par l'extérieur réduit la superficie des fenêtres et suppose d'utiliser davantage d'éclairage à cause d'intérieurs plus obscurs. Le 27 août 2021, un rapport de l’Institut des hautes études pour l’action dans le logement a fait part d’une baisse de qualité des logements récents par rapport aux décennies d'après-guerre (15% de surface en moins sur 20 ans, mauvaise exposition, etc), notamment liée à l’application de normes économico-thermiques détachées de toute considération sensible, qu'elle soit liée aux besoins des habitants ou à l'avis des historiens d'architecture. Il faut substituer le dogme actuel de l’« isolation », qui défigure le bâti patrimonial, par l’« amélioration » des performances thermiques en sortant du chauffage au gaz et au fioul et en employant un ensemble pragmatique de méthodes adaptées à la diversité du bâti (isolation par l’intérieur, des combles, retour d’enduits anciens perspirants et adaptés à l’hygrométrie des matériaux traditionnels, chauffage électrique performant, etc). Avec 30% du mix énergétique pour le chauffage résidentiel assuré par l’électricité, la Suède offre l’exemple d’une décarbonation du secteur du logement alors même que seulement 15% de son parc résidentiel satisfait les performances BBC. Les paysages suédois ont su garder leur caractère en préservant les teintes traditionnelles des matériaux anciens en façade grâce à cette approche volontariste et pragmatique.
Quant au troisième volet consacré aux énergies renouvelables, l’adoption massive de l’énergie éolienne modifie déjà en profondeur les paysages ruraux par l’équipement systématique d’aérogénérateurs sur les limites de parcelle en milieu rural. L’installation de nouveaux panneaux solaires banaliserait les paysages urbains où l’on reconnaîtrait de moins en moins l’architecture vernaculaire comme la tuile canal du Midi, l’ardoise de la Loire ou le chaume de Normandie. L’implantation de panneaux photovoltaïques crée un dilemme inévitable: si on ne veut pas abattre des arbres en forêt pour y installer des parcs, il faut se reporter sur les toitures et détériorer les paysages urbains. Ainsi, l’abandon du programme nucléaire peut conduire à l’effet collatéral d’une dégradation des « paysages culturels », que l'UNESCO définit comme une interaction entre l'œuvre historique de l'homme et un environnement étendu sur un espace géographique donné, renvoyant aux spécialisations économiques propres à la notion de terroir. L'adoption de 100% d'énergies renouvelables conduirait au déclassement de plusieurs sites protégés, voire au démantelement partiel du dispositif de protection des monuments historiques, qui est le fruit d’une longue bataille législative de la loi de 1930 à l’action d’André Malraux. Pour mettre en œuvre ces transformations, certains ingénieurs écologistes demandent par ailleurs à retirer l’avis conforme de l’Architecte des Bâtiments de France (ABF) qui veille à la préservation des secteurs historiques de nos villes. La sortie du nucléaire implique la remise en cause d’un pilier fondamental de l’exception culturelle française: la protection du patrimoine culturel traité non en regard du monument en lui-même, mais dans l’ensemble qu’il forme à l’échelle d’un site par ses matériaux et ses formes. « Un chef d'œuvre isolé risque d'être un chef d'œuvre mort » déclara André Malraux à l'Assemblée nationale en 1962.
Un modèle de société en jeu
C’est la technologie qui est à notre service, et non l’inverse. Nous n’avons pas à laisser de côté l’art et l’histoire sous prétexte qu’ils seraient une épine dans le pied de la transition écologique: nous devons réconcilier modèle culturel et transition écologique. En filigrane, la solution nucléaire met en jeu notre modèle de société. L’importance des capitaux à investir, la planification de long terme et le niveau de savoir-faire requis pour l’installation d’une centrale suppose le retour d’un État-Providence centralisateur et ingénieurial dont la construction jacobine est aujourd’hui remise en question, comme en témoigne la disparition programmée du corps préfectoral et l’affaiblissement de l’ABF devenu le souffre-douleur de certains élus locaux. A l’inverse, la rapidité d’installation, la taille réduite des équipements et la flexibilité d’usage des énergies renouvelables satisfont le rêve postmoderne d’un dépassement de l’État régalien à la française dans la gestion communautaire, décentralisée et locale de l’énergie. Or l’idéal coopératif procède d’un niveau éducatif élevé au sein de la population (les diplômés du supérieur) et d’une structure anthropologique fondée sur une autonomie du groupe capable de s’auto-organiser sans recourir à l’État, un trait qui caractérise davantage les pays germaniques que la France. Les énergies renouvelables risqueront ainsi d’être administrées par la bourgeoisie locale ou le secteur privé, et non par les habitants eux-mêmes. A l’inverse, notre pays est historiquement marqué par la gestion publique de l’énergie en raison de notre tradition universaliste, d’où la nécessité de conserver une conception saint-simonienne de la politique énergétique en confiant sa planification à des équipes d’ingénieurs au service de l’intérêt général.
Il n’en reste pas moins qu'une part modeste d’énergies renouvelables dans notre mix énergétique sera nécessaire sur le court-terme pour se débarrasser en quelques années du peu d’énergies fossiles que nous produisons encore en France. Leur rôle d'appoint doit viser la bonne gestion de la transition vers une planification nucléaire de long terme qui prenne le relais du parc existant (pour éviter toute régression vers le déterminisme environnemental), et pour administrer de la meilleure façon l'augmentation probable de la production énergétique liée à la réindustrialisation du territoire national et à la relocalisation des chaînes de valeur. L'énergie nucléaire ne doit pas non plus justifier l'inaction des politiques publiques sur nos modes de vie, qui doivent évoluer pour devenir plus vertueux: c'est simplement l'instrument d'un nouveau modèle technologique et social à la française dont le pragmatisme associerait les high-tech dans certains domaines numériques et énergétiques aux low-tech comme la restauration du patrimoine culturel et la réduction des distances d'échange au sein des zones de chalandise, associée au retour de la cuisine des terroirs.
Au-delà de la seule énergie nucléaire, il ne faut pas non plus négliger l’innovation technologique dans le domaine des énergies renouvelables comme l’énergie marémotrice, comme il sera également nécessaire, à l’avenir, de renforcer la sécurité des centrales face au réchauffement climatique. Mais elle reste l’outil indispensable pour mettre en œuvre cette « géopolitique » au service des paysages pittoresques qu’est l’aménagement du territoire, car elle est la source d'énergie qui industrialise le moins l'espace humanisé au regard de sa puissance de production. C'est surtout une énergie qui garantit l'égalité de développement entre les régions, les nations, voire les espaces continentaux. Au regard de toutes ces implications culturelles et géographiques, il faut adopter à partir de 2022 un programme nucléaire fondé sur le Réacteur pressurisé européen (EPR), les petits réacteurs modulaires comme le projet Nuward que développe en ce moment EDF, et intensifier la recherche sur les réacteurs à sels fondus. Le thorium, aux réserves quatre fois plus abondantes que l'uranium, constituera peut-être un progrès technique décisif : ne nécessitant plus d'eau, il rend l'implantation spatiale des centrales encore plus libre et réutilisant une partie des déchets nucléaires, il réduit l'emprise au sol inhérente à leur stockage. L'énergie nucléaire sera l'outil indispensable pour acheminer la France vers l'ère néotechnique et construire la welfare society du 21e siècle.
Dorian Bianco, historien de l'architecture et de l'urbanisme
Photographie de couverture: centrale nucléaire de Chooz (Ardennes), construite par les architectes Pierre Villière et Claude Parent de 1978 à 1991. © Wikimédia Commons.