Le « Plan », le retour ?
Dossier « Démétropoliser la France ». Note de Paul Raveaud, sociologue.
La note de Paul Raveaud, contributeur invité et sociologue, constitue le second volet du dossier « Démétropoliser la France » que le Groupe d'aménagement volontaire adresse à la classe politique et aux électeurs en vue des élections présidentielles des 10 et 24 avril 2022. Ce dossier dessine les contours d’un programme idéal de démétropolisation et de planification stratégique en vue d’un nouveau modèle d'aménagement du territoire français.
Paul Raveaud interroge les diverses raisons qui ont conduit les pouvoirs publics et plus largement notre société à se trouver fort démunis avec l’arrivée de la pandémie de Covid 19: abandon du travail intellectuel au sein de l’Etat, effet pervers de réformes telles que celle de la décentralisation, dépolitisation de l’action publique, effets dévastateurs du court-termisme. Cela le conduit à prôner un retour du Plan, indispensable à ses yeux pour penser et préparer le futur. Ecrit en 2020, cet article garde toute son actualité, d’où notre décision de le publier.
Sociologue de formation, Paul Raveaud a un parcours professionnel varié : études et conduites de projets de développement territorial, participation à l’élaboration de politiques publiques et à leur mise en œuvre, contribution à des travaux sur la réforme de l’Etat et l’emploi public. Ce parcours l’a conduit à travailler aux niveaux local, régional et central, notamment au sein du Commissariat Général du Plan.
Alors même que l’idée de « Plan » était pour le moins devenue désuète, plusieurs voix se sont fait entendre récemment en faveur du retour d’une institution susceptible d’éclairer les grands choix des politiques publiques, de « penser le temps long », pour reprendre l’expression de Christian Chavagneux[1]. Dans une tribune publiée par le journal « Le Monde »[2], Philippe Mioche posait la question : « Afin de préparer l’après-crise, pourquoi ne pas penser aussi à la planification à la française ? ».
La soudaineté et la violence de la pandémie qui nous frappe sont à la source de nombreuses questions et en particulier de celles-ci : « Mais comment n’a-t-on rien vu venir ? Pourquoi somme nous si démunis ? Comment se fait-il que notre système de soins, en particulier de soins d’urgence et de réanimation, soit si fragile ? Pourquoi manquons-nous de stocks de médicaments indispensables, de masques, de gels hydro-alcooliques, etc. ? ».
Peu à peu, des informations nous parviennent. Les risques de nouvelles pandémies étaient connus. Les Etats en avaient été informés[3]. Alors ? Pourquoi ?
Désarmés devant la pandémie, nous le sommes quant à l’après : repartir comme avant, comme si rien ne s’était passé ? Changer de mode de développement, de modes de vie ? Ces changements seront-ils imposés ? Choisis ? Profonds ou à la marge ? Avec quelles conséquences mais aussi quelles potentialités ? Autant de questions aujourd’hui sans réponses...
Comment en sommes-nous arrivés là ?
En 1993 le nouveau gouvernement décide de ne pas mettre en œuvre le XIème plan, préparé comme les précédents par un ensemble de commissions de travail sous la coordination du Commissariat général du Plan.
Significative du déclin du Plan entamé depuis plusieurs années, cette décision signe la fin d’une période où le Politique prétendait « avoir la main » sur l’avenir ou pour le moins cherchait à produire des politiques réductrices d’incertitude.
Dans le droit fil des politiques de dérégulation initiées à partir des années 1980, un processus régulier de contraction de l’Etat, de ses moyens, est mis en œuvre. Il convient d’alléger, voire de supprimer tout ce qui peut nuire à la compétitivité des entreprises (normes, charges, fiscalité). L’augmentation de cette compétitivité devient obsessionnelle au point que l’horizon des décideurs devient de plus en plus court-termiste. Ils ont les yeux rivés sur des indicateurs au mieux trimestriels. L’objectif n’est plus de chercher à voir loin, mais d’adapter, quoi qu’il en coute, l’appareil de production aux « exigences du marché ».
Comme il est « d’adapter » le secteur et les services publics, en d’autres termes de réduire leur format. Ne soyons pas manichéens, les réformes des services publics pouvaient aussi avoir pour but d’améliorer leur fonctionnement, mais ces réformes étaient quasiment toujours autant de prétextes pour réduire le « coût » de ces services, en particulier par le biais de « regroupement » de services.
Ces années se caractérisent par la fermeture de services publics dans les villages et petites villes : écoles, maternités, perceptions, bureaux de postes ; par des restructurations ministérielles et notamment par une restructuration massive du ministère des armées en 1992[4], qui conduira à la suppression d’une centaine de lieux d’implantation d’unités militaires. Cette restructuration dont la présente note n’a pas à juger du bienfondé, contribuera de fait à fragiliser encore plus des territoires déjà fragiles tels que la Picardie ou la région de Cherbourg.
Ces fermetures et restructurations se font sans qu’il n’y ait eu préalablement de réel travail de réflexion sur leur impact à court et moyen terme pour les populations et sur l’avenir des territoires concernés. Aucune anticipation. Aucun travail prospectif. L’heure n’est plus à penser l’avenir, mais à « gérer » (quel affreux verbe !) l’immédiat. Et l’on verra fleurir, dans l’urgence, des plans de « reconversion » qui resteront très souvent des coquilles vides.
Il n’est pas anodin de noter que dans la même période s’amorce et se développe une décrue des moyens intellectuels des ministères, notamment de leurs services d’étude qui avaient connu à partir des années 1970 un fort développement, notamment dans les services déconcentrés. Producteurs de données, d’études locales, ils allaient peu à peu être délaissés au profit d’une nouvelle profession, celle des « consultants », l’Etat abandonnant ainsi progressivement ses propres outils de connaissance des populations et territoires.
La réforme du Recensement général de la population, décidée en 2002, qui se traduira par une diminution de la finesse et de la qualité des données recueillies en est un bel exemple. Ces diminutions des moyens d’étude et de connaissance se développent alors même que notre pays connait de fortes secousses et mutations avec notamment :
- la restructuration de pans entiers de l’industrie, en particulier de la sidérurgie (perte de centaines de milliers d‘emplois, déstructuration de territoires), l’évolution de l’appareil de production agricole et agro-alimentaire : diminution du nombre d’exploitations, avec des suppressions d’emplois moins spectaculaires que dans l’industrie parce qu’éparpillées sur le territoire, mais qui contribuent à la dévitalisation de territoires ruraux
- l’accélération du phénomène de « métropolisation ».
- le développement de crises urbaines : détérioration des cités bâties à partir des années 1960, sous-emploi, ségrégations urbaines, tensions sociales, violences.
Les années 1980 sont également celles où s’amorcent des évolutions significatives des structures politiques et des modalités d’exercice du pouvoir.
Les lois de décentralisation (1982) vont se concrétiser par la création des Régions, qui bénéficieront d’ailleurs plus de transfert de compétences que d’un réel pouvoir, et par un retrait progressif de l’Etat notamment dans les domaines de l’aménagement et du développement des territoires (l’évolution de la DATAR en est un symbole).
Si les nouvelles Régions gagnent en relative autonomie de choix de leurs objectifs d’investissement et de développement, le tout en concertation avec l’Etat dans le cadre des « Contrats de plan », la décentralisation, telle qu’elle est conduite, l’abandon du XIème plan, l’affaiblissement des structures d’études au niveau des administrations centrales et la grande faiblesse (à quelques exceptions près) des services d’études régionaux de l’Etat vont conduire à une méconnaissance de plus en plus grande de l’évolution des territoires et des populations par l’administration centrale qui se contentera désormais du suivi de quelques indicateurs agrégés au niveau national.
Une autre évolution va affaiblir la connaissance de l’évolution globale de notre société tout en favorisant une mise en concurrence des territoires locaux, celle de l’émergence des politiques contractuelles.
Créées en 1974 sous l’égide de la DATAR, les « contrats de pays » vont être préfigurateurs de toute une gamme de politiques et procédures dites contractuelles. Ces contrats, établis entre un territoire et l’Etat ou une Région, définiront un ensemble d’objectifs et de moyens, notamment financiers, que les parties prenantes s’engageront à mettre en œuvre.
Séduisants par leur relative souplesse et par leur capacité à mieux prendre en compte, à priori, les réalités locales, ces contrats seront tout autant porteurs de fractionnement des territoires, d’inégalités de traitement, y compris pour des raisons électoralistes, et de saupoudrages budgétaires. Par ailleurs, l’idéologie de la compétitivité s’étant imposée à tous les niveaux de l’Etat, ils vont ouvrir la voie aux politiques dites de « marketing territorial » qui vont ni plus ni moins mettre en concurrence les territoires.
Ces politiques contractuelles auraient pu conduire les responsables des administrations centrales à mieux prendre en compte les spécificités des territoires, à affiner leurs connaissances de l’évolution de notre société, en particulier en interrogeant les processus de différenciation sociale, territoriale, culturelle, et en s’interrogeant sur les conséquences à moyen terme de ces évolutions, bref à faire un minimum de prospective, ce qui ne fut pas le cas.
Autre constat : la décentralisation, telle qu’elle a été opérée ainsi que la contractualisation de « politiques publiques » s’inscrivent dans un lent processus de dépolitisation de l’action publique, auquel elles contribuent. En d’autres termes quelque peu simplificateurs (cette question mériterait une étude approfondie) à partir des années 1980, l’invention et la gestion de multiples procédures ont progressivement pris le pas sur la recherche des processus aptes à atteindre un objectif donné. Pour prendre un exemple d’actualité, de multiples procédures dites d’aide aux entreprises ont été conçues, sans jamais s’assurer ni de leur pertinence ni de leur efficacité[5]. Elles se sont substituées à ce qui aurait pu, du, être une réelle politique économique, quel que soit le secteur : industrie, agriculture, etc. Nous avons assisté à une inflation de procédures dans tous les domaines de la vie sociale, économique, culturelle. Cela s’est traduit par l’édiction de critères dont le respect est devenu le sésame pour avoir accès à telle ou telle aide. Ainsi l’accès à certaines aides aux entreprises ont elle été conditionnées à de stricts critères quantitatifs tels que la taille de l’entreprise, son nombre de salariés, indépendamment de l’utilité économique et sociale de la dite entreprise, de sa politique sociale et salariale, de sa participation au développement local, de son impact environnemental. Les premiers critères sont d’ordre strictement technique, les seconds d’ordre politique !
Cette « dépolitisation » est concomitante d’un changement progressif du profil des décideurs politiques. De moins en moins issus de la sphère du « travail », et donc sans aucune connaissance concrète, vécue, sensible, du « monde du travail », de l’entreprise, (beaucoup n’ont jamais exercé de réel métier), ils n’ont pour la plupart d’entre eux jamais « milité » au sein d’une organisation politique ou syndicale. De moins en moins issus de la sphère politique locale, beaucoup d’entre eux ne se sont jamais confrontés au suffrage universel et par voie de conséquence n’ont jamais exercé de responsabilités politiques locales les mettant en rapport direct avec la population. Leurs parcours sont similaires : Sciences po, ENA, HEC…puis cabinets ministériels. De par leur parcours ils sont formatés à devenir des « gestionnaires », des « manageurs ». Inventer et gérer des procédures est au cœur de leur savoir-faire. Certains d’être « les meilleurs », de constituer l’élite de la nation, ils sont sourds à toute contestation de leurs pratiques, contestation qu’ils rejettent souvent avec dédain, voire mépris[6].
Tout comme ils sont rétifs à toute évaluation réelle des politiques mises en œuvre ; pour eux la seule évaluation utile, acceptable est en réalité l’évaluation comptable, beaucoup plus proche de « l’audit » que des processus réels d’évaluation des politiques publiques, tels que le gouvernement de Michel Rocard avait ambitionné de les développer[7] et qui seront progressivement marginalisés puis abandonnés.
Surs de leurs « savoirs », enfermés dans des pratiques de « gestion » court-termistes, ils sont insensibles aux très nombreux travaux de chercheurs, d’universitaires qui sont autant d’apports de connaissance et d’alertes sur notre société, sur les évolutions en cours, sur les fractures sociales et territoriales, etc. Comment expliquer, sinon, leur dédain pour le rapport publié par l’IGA (Inspection générale de l’administration) en 2005[8] ? Evoquant l’apparition d’un « nouveau virus humain particulièrement virulent », ce rapport pronostiquait le déclenchement d’une « crise d’une exceptionnelle gravité », « par son ampleur, la rapidité de sa propagation, la perturbation généralisée qu’elle engendrerait ».
Les auteurs de ce rapport ne pensaient peut-être pas si bien prédire ce que nous vivons !
Quelles leçons tirer de tout cela ?
La belle opportunité de cette crise sanitaire
Constat : en quelques semaines des dogmes, des certitudes ont été ébranlés. Foin de la rigueur budgétaire, du respect des règles européennes, la dette s’envole. Le court-termisme fait l’objet de vives critiques. Les services publics, perçus comme des charges au mieux nécessaires, sont plébiscités. Des réformes jugées incontournables, réforme des régimes de retraite, du système d’indemnisation du chômage, sont mises de côté. Des métiers dévalorisés, mal rémunérés, souvent déconsidérés dans les domaines de la santé, de l’enseignement, des services à la personne, des services publics du quotidien, apparaissent essentiels.
Et surtout de nombreuses questions surgissent. Sauf à être dans le déni nul ne peut aujourd’hui esquiver ces questions qui concernent des domaines certes divers, mais qui toutes interrogent sur ce que sera notre monde demain, et sur nos capacités à changer le cours des choses.
Question des Services publics, dont on rappellera qu’ils ont pour mission de garantir à chacun, quels que soient sa situation sociale, son lieu d’existence, un accès réel aux biens vitaux et aux droits fondamentaux dans des domaines tels que le logement, la santé, l’éducation, la nourriture, le travail, la justice, l’environnement… (en cela les métiers des services publics ne sont pas des métiers comme les autres, mais c’est une autre question sur laquelle il conviendrait de revenir).
Outre les réponses urgentes à apporter au vu des carences que chacun a pu constater, en particulier dans le secteur de l’hôpital public, des Ehpad, mais aussi de l’Education, des transports.. il convient d’interroger ce que devront être à l’avenir les services publics pour répondre aux évolutions des besoins, des attentes des usagers et à celles des personnels. Quelles missions avec quelles priorités, définies comment et avec qui ? Quels métiers pour ces services publics du futur ? Quelles implantations territoriales? Quelle organisation interne, avec quelle implication des personnels ? Quelle relation avec les usagers ? Traiter ces questions impose à l’évidence de le faire en rapport avec les évolutions de notre société : évolutions possibles, probables, souhaitables ? En premier lieu avec les évolutions du travail.
Quel travail demain ?
La crise due au COVID-19 a mis en lumière des questions qui sourdent depuis longtemps : celles des conditions et des modalités de travail, tout comme celles de l’utilité et du sens du travail. Quelles seront les évolutions pour les années à venir ? La mise en lumière de la dureté de nombreux métiers (santé, services à la personne, services du quotidien..) et plus largement de la « pression » qui s’exerce sur de très nombreux salariés va -t-elle conduire à la prise de conscience de la nécessité de réels changements que ce soit dans les conditions d’exercice, d’ organisation, de rythmes et de temps de travail…ou bien n’y aura-t-il que des aménagements « à la marge » ?
Cette crise a aussi révélé de fortes contradictions dont il conviendra de suivre les évolutions dans les années à venir :
Celle liée aux potentialités offertes par les nouvelles technologies et en particulier par le télétravail : bien que porteur de risques réels de nouvelles formes d’assujettissement du salarié, le télétravail a aussi brisé des rapports hiérarchiques traditionnels, a révélé les capacités d’autonomie des salariés et montré que leur présence constante au sein de l’entreprise n’était pas toujours nécessaire, ce qui a de fortes incidences sur « la mobilité ».
Contradiction autour de la question du temps de travail. L’explosion du chômage dans les mois et peut-être années à venir est-elle tenable avec le maintien de la réglementation actuelle relative à la durée du travail ?
Contradiction entre l’aspiration des salariés à un travail intéressant et le développement d’emplois peu gratifiants, monotones aux tâches répétitives, le nouveau « travail à la chaine » évoqué par certains (métiers de la logistique, caissier-e-s...).
Contradiction entre l’aspiration à un travail utile (un travail peut être intéressant mais complétement inutile de par la finalité à laquelle il concourt) et le sentiment de la futilité des tâches à accomplir.
Contradiction entre le niveau de formation/qualification de fait de plus en plus demandé aux jeunes salariés et le peu de reconnaissance ou d’usage de ces qualifications par la suite.
En d’autres termes, comment évoluera, dans les années à venir, le rapport entre les aspirations des salariés (conditions de travail, autonomie, temps de travail, intérêt et utilité du travail) et l’offre d’emplois et de travail ? Les disparités existantes aujourd’hui entre secteurs professionnels, entre métiers ne risquent-elles pas de s’accentuer ? De nouvelles inégalités, discriminations, liées entre autre au développement du numérique, apparaitre ?
On le voit : appréhender la question du travail en l’interrogeant de façon prospective conduira à poser des questions qui ont à voir avec les choix d’activité à développer ou à diminuer, voire supprimer, et donc avec les choix de politique de production de biens et de services, avec les choix d’organisation de la production, du travail, de la place des salariés et de celle de la négociation sociale, mais aussi avec des choix en matière de localisation des activités, d’urbanisation, d’organisation des territoires, tout cela étant en rapport étroit avec la question de la lutte contre le changement climatique et de la nécessaire préservation de l’environnement.
Quelles productions de biens et de services demains ?
Pour Edgar Morin, « une nouvelle voie politique-écologique-économique-sociale…associerait les termes contradictoires : « mondialisation » (pour tout ce qui est coopération) et « démondialisation » (pour établir une autonomie vivrière sanitaire et sauver les territoires de la désertification); « croissance » (de l’économie des besoins essentiels, du durable, de l’agriculture fermière ou bio) et « décroissance » (de l’économie du frivole, de l’illusoire, du jetable), « développement » (de tout ce qui produit bien-être, santé, liberté) et « enveloppement » (dans les solidarités communautaires)[9] ».
Si le terme « croissance » pose question (assimilé qu’il est à une recherche constante d’augmentation quantitative des biens produits, indépendamment de leur utilité, de l’aspect qualitatif et des externalités négatives), la proposition d’Edgar Morin est intéressante pour construire une approche prospective des besoins en bien et services pour le temps long ; elle invite à distinguer ce qui sera nécessaire, voire indispensable de ce qui sera inutile, futile, voire néfaste, et ce au regard des impératifs d’un monde meilleur.
Si l’exercice est aisé pour l’énergie où il s’agira à la fois de décider de supprimer tout recours aux énergies fossiles, et d’investir massivement dans de nouvelles sources d’énergie renouvelables, il est plus complexe pour l’industrie qui présente des secteurs à redévelopper, pour partie à relocaliser, tels que les filières textile/habillement, électronique, des secteurs à transformer profondément, tel que celui de la conception et production de moyens de transports, voir à supprimer.
Pour d’autres, tels que l’agriculture et l’agroalimentaire, les choix seront dictés par la double nécessité de garantir une alimentation saine ainsi que l’autonomie alimentaire, et une agriculture viable. L’impératif de santé publique conduira les choix en matière de recherche et de fabrication de médicaments (nécessité de reprendre la main sur la fabrication mais aussi sur les priorités de la recherche et de l’industrie pharmaceutique).
Pour tout secteur, il sera impératif de définir les besoins essentiels et de concevoir en conséquence les plans de développement, de transformation, voire de conversion correspondant, ainsi que les politiques de coopération à développer, au niveau européen, notamment dans le domaine de l’industrie, ou international, dans le domaine par exemple du soutien aux organisations coopératives de producteurs (pour des produits tels que le café, le coton..), ce soutien intervenant par ailleurs en substitution au « libre-échange » actuel.
Enfin les choix qui présideront au développement, à la conversion ou à l’abandon de tel secteur, de telle production, devront intégrer la dimension territoriale, êtes pensés en cohérence avec les politiques d’urbanisme, de localisation de l’habitat, des services, des activités, dans le cadre de politiques (nationales, régionales, locales), d’aménagement mais aussi de « ménagement » des territoires, ménagement durable, condition d’un développement « soutenable ».
Quels territoires à vivre demain ?
Le confinement a fait ressortir l’importance du lieu et du cadre de vie quotidien : logement, proximité ou non d’espaces verts, de commerces, de services. Il a mis en lumière ce que l’on connaissait déjà mais auquel on s’était habitué, à savoir les grandes inégalités en matière de logement, avec le mal-logement de millions de salariés et de familles, les grandes inégalités en terme de qualité des territoires de vie quotidienne ainsi que les conséquences humaines des inégalités socio-territoriales.
Ceci est flagrant pour ce qui concerne la maitrise du temps : alors que de nombreux salariés ont apprécié, quelles que soient par ailleurs les contraintes du télétravail, de ne plus avoir à perdre chaque jour un temps précieux dans les transports, d’autres et principalement ceux des services du quotidien (services à la personne, services urbains – nettoiement, collecte des déchets -, service de santé...) ont continué, qui plus est dans des conditions sanitaires discutables, à subir des temps de transport souvent importants, compte tenu de l’éloignement entre leur lieu de vie et leur lieu de travail.
De ces constats rapides, nous devons retenir la nécessité de penser de façon prospective les territoires à vivre de demain.
Les formes, rythmes et modalités de développement urbain, celui des métropoles en particulier, dont on nous dit qu’elles sont les lieux majeurs de création de richesses, sont-ils inéluctables? Qu’en sera-t-il dès lors des territoires en cours d’appauvrissement de pertes de population, d’emplois, de services ?
Et pour ce qui concerne le développement urbain lui-même, et ce quelle que soit la taille de cet espace urbain, peut-il s’opérer en réduisant les inégalités sociales, territoriales, environnementales qui ont ces trente dernières années, accompagné ce développement ? Quelles transformations opérer ?
Quelle que soit la morphologie d’un territoire, qu’il soit urbain, péri-urbain, rural, densément ou peu peuplé, quels processus, quelles politiques envisager pour que ce territoire soit un réel lieu de vie, c’est à dire un lieu où se mélangent habitat, activités, services, espaces de rencontres de culture ? Pour que puisse y naitre, se développer de réels projets conçus avec et par ceux que l’on appelle les « acteurs locaux » ?
Des territoires à vivre qui participent à un ensemble plus vaste qu’ils contribueront à faire vivre et à enrichir dans le cadre de pratiques de coopération et non de concurrence avec les autres territoires. Il conviendrait à ce propos de faire pour le moins un bilan du fameux « marketing territorial » qui a conduit à mettre en concurrence les territoires entre eux, les villes entre elles, à dépenser dans ce cadre des sommes importantes d’argent public pour réaliser des infrastructures, des équipements dont nombre se sont avérés inutiles !
Prendre en compte non seulement la dimension territoriale des politiques publiques mais aussi les territoires en tant que tels, en tant qu’ « actants », conduira à penser ensemble les questions de développement et d’aménagement, en d’autres termes à sortir de la dichotomie qui a existé à partir des années 1960 entre la DATAR[10] et le Commissariat général du Plan, dichotomie qui avait en quelque sorte institutionnalisé au sein de l’Etat une forme de division du travail entre « les aménageurs » et « les penseurs ».
Penser ensemble ces questions nous parait essentiel pour orienter notre société vers une vie et un développement soutenables, ce terme étant à préférer à développement durable[11] ! Soutenable au sens où ce développement cessera d’épuiser la planète et veillera à ne pas prélever plus sur elle que ce qu’elle peut produire, soutenable pour les sociétés dont il conviendra de favoriser l’enrichissement et la vie collective (y compris la vie démocratique) et non l’éclatement, soutenable enfin, et n’est-ce pas là l’essentiel, pour les individus dont le travail, les capacités de création, l’intelligence pourront contribuer à enrichir la vie sociale. Un objectif de développement soutenable susceptible de redonner du sens à notre société.
Un objectif qui prendra en compte, dans toutes ses dimensions, l’impératif de lutte contre le changement climatique et pour la transition écologique
Quel environnement demain ?
Les constats sont clairs. La question du changement climatique, une des rares questions qui bénéficie d’un réel travail prospectif, est devenue centrale. La prise de conscience qui s’est heureusement élargie, conduit à tenir ensemble deux objectifs : développer la lutte contre ce changement climatique (en priorité aller vers une économie dite « décarbonnée ») et sans attendre développer des politiques d’adaptation à ce changement. Ainsi en est-il des politiques indispensables pour économiser l’usage de l’eau et lutter contre sa raréfaction, ce qui doit conduire à réduire les cultures fortes consommatrices d’eau (celle du maïs par exemple) et plus largement à modifier sensiblement les pratiques culturales, à freiner la course aux rendements, à diminuer l’artificialisation des sols, à développer les couvertures végétales, etc.
Atteindre ces deux objectifs impose de les inscrire dans le temps long, et de concevoir des politiques qui pourront effectivement être mises en place et suivies sur longue période : par exemple dans le domaine des moyens de transports, où du temps sera nécessaire pour concevoir et mettre en place de réelles alternatives aux modes actuels de transports. Cela milite fortement en faveur d’un retour d’une forme de planification.
Outre le fait d’imposer la nécessité de prendre en compte le temps long, l’objectif de lutter dès à présent contre les effets néfastes du changement climatique conduit à relier ce qui longtemps a été séparé, traité isolément. Ainsi en est-il par exemple des politiques à imaginer et à conduire pour faire baisser les températures en ville de plusieurs degrés en particulier lors de périodes de canicule[12], et qui imposent de concevoir en même temps : la conception des bâtiments (d’habitation et d’activité), leur disposition, la présence d’eau et la plantation d’arbres qui favorisent la circulation de l’air, la création de nombreux ilots de nature, la réalisation d’allées végétalisées en substitution aux allées bétonnées, la diminution drastique de la circulation de véhicules à moteur thermique, etc.
D’une façon plus globale la prise en compte des impératifs environnementaux conduit à repenser l’ensemble des politiques, qu’elles concernent le travail, les productions de biens et services, les territoires, et de les repenser, avec leurs interactions, sur le moyen et long terme.
Mais cela ne se fera pas sans volonté politique ni sans outils intellectuels appropriés et dédiés.
Penser et préparer le futur !
Dans cette note, nous avons évoqué plusieurs « champs » pour lesquels les changements à venir auront des conséquences majeures, que ces changements soient plus ou moins subis (effet de l’usage et du développement de nouvelles technologies, de décisions budgétaires, de pressions diverses), ou souhaités, orientés : « champs » du travail, des services publics, de la production de biens et services, des territoires et de l’environnement.
Dès lors que la crise sanitaire actuelle et les remises en question qu’elle provoque incitent à « reprendre la main », il est nécessaire de s’en donner les moyens. Le « retour du Plan » évoqué par certains exprime la nécessité pour l’Etat et la société de se doter à nouveau d’un lieu, d’un outil conçu pour aider à concevoir et préparer le futur.
Les missions dévolues à cet outil pourraient être les suivantes :
- constituer un lieu de capitalisation et diffusion des connaissances permettant de disposer sur telle ou elle question sociétale, d’un état des lieux, d’identifier les processus en cours, les questions émergentes. Ces connaissances sont indispensables pour engager des travaux de prospective solides, étayés, argumentés.
- élaborer les scénarii possibles d’évolution en intégrant les évolutions peu susceptibles d’inflexion notable, sauf à très long terme (l’évolution démographique, par exemple) et les évolutions influencées par les choix politiques (telles que celles des services publics), par l’évolution des technologies, par les comportements des citoyens (choix de leur lieu d’habitat).
- proposer des orientations stratégiques (par exemple en matière de politique industrielle, agricole, d’habitat), évaluer ex-ante leurs faisabilité (économiques, sociale, technique, budgétaire) ainsi que les moyens et conditions nécessaires à leur mise en œuvre.
- évaluer les politiques publiques pour être à même d’en apprécier les effets réels, et de préconiser les inflexions et corrections à apporter.
Une méthode incontournable : l’élaboration collective
A l’instar des modalités de fonctionnement qui furent celles, fort appréciées, du Commissariat général du Plan, les travaux seront conduits avec le souci permanent d’associer les acteurs concernés : représentants d’institutions des secteurs public et privé, des organisations syndicales, des grandes associations et ONG, avec l’appui de chercheurs, d’universitaires issus des différentes sciences sociales : économie, sociologie, droit, histoire…
Ils seront organisés autour de questions dont le choix fera autant que possible consensus, et selon des modalités qui garantiront à tous les participants l’accès aux connaissances existantes.
Ils se dérouleront essentiellement sou la forme d’échanges, de débats, dans le cadre de groupes de travail préparés et animés par des agents de ce nouvel outil. Ces groupes de travail auront un mandat qui leur fixera les objectifs attendus, un calendrier (éviter l’enlisement), et les moyens attribués pour mener leurs travaux à bien.
Quelle forme pour cet outil, quelle dénomination ?
Ce « lieu », cet outil, où se penserait le futur ne devrait pas être une institution lourde, mais une instance permettant de mobiliser les savoirs, et de favoriser une intelligence collective, nourrie d’apports d’origines très diverses, et mise au service de la recherche et de la définition de stratégies pour l’avenir.
De ce fait les différentes institutions de recherches spécialisées en tel ou tel domaine, trouveraient en cet outil un lieu d’expression et probablement de résonance de leurs travaux, trop souvent aujourd’hui laissés dans l’ombre et/ou ignorés par les décideurs.
En effet, instance autonome dotée d’une liberté de travail, cet outil ne serait pas indépendant mais relié de façon organique au pouvoir politique, en l’occurrence aux services du 1er ministre. Ceci peut être source de tensions, mais présente un double l’avantage : celui d’interpeller le pouvoir politique sur telle ou telle question, de lui faire des propositions, d’attirer son attention sur tel rapport majeur (pensons par exemple aux rapports sur les risques de pandémie !), mais aussi de se saisir d’une question à la demande du pouvoir politique.
La réalité et de la qualité du lien entre cet outil, doté d’une réelle autonomie, et le pouvoir politique seront essentiels quant à l’efficacité de cet outil à penser et préparer le futur.
Quelle dénomination ?
S’il peut être délicat de reprendre le terme de « Plan » très connoté, il convient cependant d’indiquer de façon simple, compréhensible, la mission de cet outil de prospective, de stratégie et d’évaluation. Pourquoi pas l’appeler « la maison du futur » (mais je me demande si ce terme n’a pas été utilisé par Nicolas Hulot) ? « Maison », car ouverte à tous et au service de tous… Une autre proposition, celle de créer un « Conseil de la prospective et des stratégies publiques ».
Comme le contenu de cette note, à débattre !
17 mai 2020
Paul Raveaud, sociologue
Image de couverture: Jean Monnet (3e en partant de la droite) et le Commissariat au Plan, 1946.
[1] Alternatives économiques, le 17 avril 2020
[4] Ministre de la défense, Pierre Joxe a engagé à partir d’avril 1992 un très important mouvement de dissolution et de regroupement d’unités militaires. Une centaine de sites sont concernés, 24 000 emplois de militaires et 4 750 emplois civils seront supprimés. Etant à l’époque conseiller technique au Secrétariat d’Etat à la Ville et à l’Aménagement du territoire, je me souviens très bien de l’impréparation de cette réforme, et de l’embarras du ministre et de la DATAR lorsque les élus ont demandé des compensations, en particulier en termes d’activités et d’emplois. Je me souviens également que lorsque j’ai, dans ce contexte, accompagné le ministre à une réunion à Cherbourg (en réalité nous n’avons rien à proposer en compensation de la réduction drastique des effectifs de l’arsenal si ce n’est l’étude d’un plan de conversion !) nous sommes sortis de la préfecture, protégés par la police, sous la huée des ouvriers menus manifester leur colère.
[6] Constats opérés par l’auteur de cette note.
[7] Suite à un rapport de Patrick Viveret argumentant en faveur d’une politique d’évaluation des politiques publiques, un décret du 22 janvier 1990 définit les orientations et instruments de cette politique et en particulier la création d’un Conseil scientifique de l’évaluation, placé auprès du Commissariat général du Plan. D’importantes évaluations seront réalisées lors des premières années d’existence du CSE.
[10] Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, créée en février 1963.
[11] En anglais, le terme pour désigner le développement durable est bien « sustainable development ».
[12] Les essais réalisés, par exemple à Los Angeles, permettent d’atteindre une baisse de l’ordre de 5 °