Restaurer le rêve d’André Malraux et d’André Chastel : aménager le territoire en protégeant le patrimoine bâti et paysager.
Dossier « Démétropoliser la France ». Note programmatique de Dorian Bianco
La note programmatique de Dorian Bianco constitue le troisième volet du dossier « Démétropoliser la France » que le Groupe d'aménagement volontaire adresse à la classe politique et aux électeurs en vue des élections présidentielles des 10 et 24 avril 2022. Ce dossier dessine les contours d’un programme idéal de démétropolisation et de planification stratégique en vue d’un nouveau modèle d'aménagement du territoire français.
Durant le quinquennat du président Macron, la législation française des monuments historiques a subit une attaque significative avec l’adoption de la loi Elan (2018), qui retire l’avis conforme de l’Architecte des Bâtiments de France (ABF) au profit de l’avis simple pour la démolition de l’habitat insalubre au sein des aires classées ou situées dans un rayon de 500 mètres d’un monument historique. Cette nouvelle disposition favorise la bruxellisation, un phénomène d’abandon volontaire de l’habitat ancien pour le démolir au lieu de le restaurer.
L’autre évènement majeur est l’incendie qui a réduit en cendres la flèche et la toiture de la cathédrale Notre-Dame de Paris, en avril 2019. Le président Macron a perdu le sens des réalités administratives en créant un établissement public pour sa reconstruction alors qu’il existe déjà le Centre des monuments nationaux. Il a également proposé dans l’immédiat un projet contemporain pour reconstruire la flèche et la toiture, visiblement sans avoir connaissance des servitudes d’utilité publique que confèrent la procédure de classement (monument historique et patrimoine mondial de l’UNESCO). Le scandale fut tel qu’il engendra la solution diamétralement opposée: la reconstruction à l’identique de la flèche (un choix de raison), mais aussi de la charpente en bois (un choix discutable puisqu’elle est invisible, le mieux aurait peut-être été d’innover dans l’esprit des bâtisseurs gothiques avec un charpente en béton bas-carbone).
Enfin, faut-il évoquer l’absence d’intervention du ministère de la culture pour sauver de la démolition la chapelle Saint-Joseph à Lille, datant de 1886, ou encore la menace de démolition pesant toujours sur la cité de la Butte rouge à Châtenay-Malabry ? Sans compter les menaces qui pèsent toujours plus sur le patrimoine art déco et certains ensembles d’après-guerre, même ceux labellisés « patrimoine du 20e siècle » ? Sans parler non plus des projets d’isolation thermique par l’extérieur du bâti ordinaire, ancien ou récent, réalisés sans considération architecturale ?
Face à ce bilan négatif, la politique patrimoniale ne doit pas se réduire à cette démission de l’imaginaire que sont les positions défensives auxquelles on réduit aujourd'hui le combat - essentiel - des associations qui militent en faveur de la protection du patrimoine. Au contraire, il faut donner au patrimoine bâti un caractère prospectif et démontrer son rôle bénéfique dans les grandes évolutions futures, qu’elles soient écologiques, sociales ou culturelles. Il s’agit de revenir au grand projet imaginé par André Malraux et André Chastel, de la loi sur les secteurs sauvegardés (1962) à la création de l'Inventaire général (1964), grâce auquel nous avons su préserver le « visage de la France » au cœur des transformations parfois brutales, mais souvent nécessaires, des Trente glorieuses.
Les propositions
1. Restaurer le « visage de la France ». Éléments directeurs pour une nouvelle vague de patrimonialisation.
– Restaurer l’avis conforme de l’ABF pour l’habitat insalubre et l’installation d’antennes-relais.
– Créer 200 nouveaux secteurs sauvegardés, en plus des 97 existants (Malraux en rêvait 600 en 1962), pour préserver un plus grand nombre de centres-villes jusqu’au second œuvre des bâtiments.
– Classer et inscrire au titre des monuments historiques 30 000 nouveaux bâtiments et structures bâties (la France en compte 45 684 en 2020, contre 400 000 au Royaume-Uni), notamment dans la catégorie du patrimoine du 20e siècle. Il faut systématiquement classer ou inscrire les bâtiments antérieurs au 19e siècle.
– Créer une vingtaine de nouveaux parcs naturels sur le territoire français, en bordure des centres urbains, pour contenir l’urbanisation des espaces ruraux.
– Multiplier les enquêtes de l’inventaire général du patrimoine culturel. À titre d’exemple, les services de l’Inventaire danois (FBB, Fredede og Bevaringsværdige Bygninger) ont enquêté près d’⅓ du stock bâti du Danemark, alors qu’en France cette proportion doit être en dessous de 10%.
L’ensemble de ces servitudes d’utilité publique visent à contraindre l’appétit de construction des secteurs de l’immobilier et du BTP au regard des émissions de gaz carbonique et de l’imperméabilisation de certains sols riches en potentiels agricoles. Elles sont indissociables d’une politique nationale d’attribution des logements vacants pour résoudre, dans les termes du sociologue Yankel Fijalkow, la « crise de répartition » (et non de « pénurie ») qui touche l’accès au logement, afin d’éviter toute construction inutile et faire baisser immédiatement la production de CO2 inhérente au secteur du bâtiment. L'avis conforme de l'ABF constitue aujourd'hui l'instrument le plus efficace pour mettre en œuvre l'adage de sobriété selon lequel le bâtiment qui pollue le moins est encore celui qu'on ne construit pas s'il ne présente pas de caractère de nécessité: or le rôle écologique du patrimoine est aujourd'hui complètement ignoré par l'écologie décroissante.
2. La rénovation thermique du bâtiment. Réconcilier l’écologie et le patrimoine culturel.
Le problème du patrimoine culturel n’est tant pas le devenir des monuments classés et inscrits (quand bien même leur entretien régulier fait défaut), mais l’avenir, plus large, de l’héritage bâti des époques antérieures, qui ne fait pas l’objet d’une appréhension globale de ses enjeux à cause de la pensée en silo qui oppose aujourd’hui la protection du patrimoine à la paradoxale volonté de « rupture » inhérente à la transition écologique.
La rénovation thermique du bâti ancien (antérieur à 1948, ⅓ du stock bâti en France), doit faire l’objet de méthodes appropriées non standardisées, alors que l’objectif de massification de la rénovation pousse malheureusement beaucoup d’acteurs du bâtiment à adopter certaines méthodes d’isolation des murs par l’extérieur qui sont dommageables à l’hygrométrie propre aux matériaux traditionnels. Il faut réorienter le secteur de la rénovation en faveur de l’usage de matériaux et de méthodes en partie traditionnels, et éviter le recours à la préfabrication des composants d’isolation qui risquent, en cas de mauvaise planification des chaînes d'opérations, de faire baisser en gamme le secteur de la construction à l’exemple de l’expérience dramatique de la politique des Grands ensembles (1953-1973) avec les défauts que l'on connaît: disparition de la valeur architecturale, exploitation des ressources naturelles nécessaires aux composants d'isolation, etc.
Il est nécessaire d'orienter le secteur du bâtiment vers l'adoption des méthodes en provenance des métiers de la restauration avec des solutions légères et non des restructurations lourdes adoptées de façon systématique. En d'autres termes, il faut revoir les modalités de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC), révisée en 2018, dans le domaine de la décarbonation du bâtiment selon les prescriptions suivantes:
– Établir une circulaire d'État pour interdire la production, la commercialisation et l'usage du PVC et prescrire le respect de l'intégrité architecturale et patrimoniale du stock bâti par l'usage des matériaux régionaux qui produisent pas ou peu de CO2.
– Donner aux architectes du patrimoine un avis conforme sur la rénovation du bâti ancien en dehors des aires protégées à travers les commissions départementales des sites, avec l’adoption systématique des méthodes élaborées par le CREBA (Centre de ressources pour la réhabilitation responsable du bâti ancien), l’initiative de l’HAA (Habitat ancien en Alsace) et le projet Patrimoine Basse consommation du parc naturel régional de la Brenne, qui visent à réconcilier amélioration des performances thermiques et intégrité architecturale. Sur ce point, le rapport de force entre le ministère de la culture et l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) est largement défavorable au premier: une séparation regrettable est intervenue durant les dernières décennies entre les services de l’aménagement du territoire (devenu la Transition écologique) et ceux de la culture, auxquels sont rattachés les ABF.
– Pour le bâti non patrimonial, les méthodes d’isolation doivent suivre les recommandations « de terrain » formulées par les atlas de paysage des DREAL (Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement), et les architectes-conseils des parcs naturels et des CAUE départementaux (Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement), et non le seul avis d’« en haut » des ingénieurs de l’ADEME ou des propositions trop générales formulées par certains ingénieurs médiatiques ou le personnel politique. Les administrations des CAUE doivent se rattacher aux UDAP (Unité Département de l’Architecture et du Patrimoine), dont les services sont appelés à gagner en poids au sein de l’administration française, dans l’objectif d'articuler le conseil en patrimoine culturel (qui revient aux CAUE) à la prescription juridique (qui revient aux UDAP).
3. L’administration aux administrateurs, l’aménagement et l’architecture aux architectes et aux ingénieurs ! Éléments directeurs pour une réforme des enseignements.
L’ensemble de ces projets vise à donner aux architectes du patrimoine un rôle croissant dans la maîtrise d’œuvre (c’est-à-dire, la phase technique d’opération des projets d’aménagement et non la maîtrise d’ouvrage ou l’administration générale des projets). Or, les effectifs actuels sont trop faibles pour multiplier le recours à ces architectes: il n’y a en France que 39 architectes en chef des monuments historiques, et le corps des Architectes et Urbanistes de l’État (AUE), regroupant au total 280 membres, ne compte que 120 Architectes des bâtiments de France.
– Doubler les effectifs de l’École de Chaillot parisienne, qui forme les architectes du patrimoine.
– Créer en dehors de la région parisienne des hautes écoles régionales du patrimoine (dont la formation reprend les enseignements de l’école de Chaillot), intégrées à des Instituts polytechniques sur le modèle italien des politecnici: campus et formation avec une partie de tronc commun intégrant écoles d’ingénieurs, écoles de décoration industrielle et hautes écoles du patrimoine. Les contenus comprennent également un enseignement sur l’aménagement du territoire, l’action publique et les politiques territoriales.
– Transformer le Ministère de la transition écologique en un Ministère de l’équipement et de l’aménagement du territoire en renforçant la coopération avec les autres ministères, tout particulièrement le Ministère de la culture et les services du patrimoine pour introduire une dimension culturelle, historique et patrimoniale dans les grands projets de réaménagement écologique du territoire.
– Confier la maîtrise d’œuvre aux architectes disposant d’une formation patrimoniale pour les projets d’architecture et d’aménagement portés par la puissance publique, qu’elle soit nationale ou territoriale, avec l’intégration systématique de la notion d’embellissement et de mise en valeur dans les grands projets d’infrastructure.
S’il est nécessaire de mettre en œuvre une transition écologique ambitieuse et complète, il est également indispensable de sortir de la vision purement « fonctionnaliste » de l’aménagement du territoire portée par l’écologie technocratique des ministères, selon laquelle tout programme de transition est une fonction de la réduction de l’empreinte carbone, au profit d’une « écologie humaine » et culturelle plus globale qui intègre les notions de bien-être social (welfare) et de cadre de vie à travers le verdissement, la restauration de l’environnement et du patrimoine bâti et le respect des savoir-faire et des héritages culturels.
Dorian Bianco, directeur du Groupe d’aménagement volontaire
Image de couverture: Dixmont, Yonne.,© Wikimédia Commons.