Sortir du tout béton signifie transformer l’industrie du béton
Note de Stéphane Gaessler pour le Groupe d'aménagement volontaire
Responsable de 4 à 8% des émissions mondiales de CO2, l’industrie du béton est pointée du doigt pour sa responsabilité dans le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement. Cependant, la substitution du clinker par l’élaboration de bétons bas-carbone permettrait de baisser de 60% ses émissions de gaz à effet de serre. Utilisé en faible quantité, dans les grands projets d’infrastructure comme les équipements énergétiques et industriels pour lesquels son usage reste inévitable, le béton s’avère être une arme efficace pour accélérer la transition écologique. Mais cela suppose une véritable transformation du BTP et des savoir-faire constructifs.
Le béton, matériau de construction le plus polluant de la planète ?
10 milliards de tonnes de béton sont produites chaque année, ce qui en fait la substance la plus consommée sur terre après l’eau[1]. L’industrie du béton est aujourd’hui parmi les plus polluantes de la planète, à l’origine selon les estimations de 4 à 8% des émissions mondiales de CO2, soit juste derrière le pétrole, le charbon et le gaz. Le BTP est à l’origine de 40% de la consommation énergétique globale. En février 2019 le journal d’information britannique The Guardian publiait l’enquête réalisée par le journaliste engagé sur les questions environnementales Jonathan Watts « Concrete : The most destructive material on Earth ». Le dossier de Watts a suscité un certain retentissement dans la communauté des chercheurs, des militants mais aussi dans les milieux professionnels du bâtiment et chez les grandes firmes du secteur. Watts compile consciencieusement l’ensemble des données statistiques disponibles sur ce secteur, et à l’appui des chiffres, il pose un diagnostic sans appel: le béton pollue, détruit, retourne et recouvre les terres, assèche certaines terres pour en rendre d’autres plus vulnérables aux inondations et aux ouragans, en conséquence le béton aggrave également la vulnérabilité de nombreuses populations face aux catastrophes climatiques et face à la pression foncière. Certains industriels en réponse aux accusations de Watts ont souhaité le présenter comme un lanceur d’alerte un peu exalté qui aurait largement exagéré la pollution engendrée par le béton, et qui aurait volontairement sous-estimé ou passé sous silence les innovations en cours pour réduire l’empreinte carbone de cette filière. Or nous pouvons corroborer les constatations de Watts à plusieurs autres études scientifiques et chiffrées tout à fait sérieuses. L’étude publiée par le think tank Chatham House en 2018, Making Concrete Change Innovation in Low-carbon Cement and Concrete[2], est de ce point de vue riche d’enseignements. On doit en particulier dégager de ces recherches, quelques points particulièrement problématiques.
Les émissions carbones engendrées lors de la production du béton sont dues au moins pour moitié à la cuisson du matériau liant du béton, le clinker (clinkérisation). Le ciment de Portland, composé principalement de silicate de calcium, nécessite de chauffer le calcaire et d’autres ingrédients à 1450 degrés celcius, un processus de cuisson extrêmement énergivore en combustibles fossiles, qui représenterait selon l’US protection Agency la troisième source d’émissions carbones aux Etats-Unis. Pourtant le ciment de Portland clinkerisé ne représente que 10% du poids total du mélange produisant le béton. Parmi les autres ingrédients, les agrégats de sable, granulat et pierre concassée représentent 70 à 80% du mélange, et l'eau 10% (ce qui pose également des problèmes d'extraction en trop grande quantité pour ces autres composants). Le ciment dit de Portland est composé lui-même de 95% de clinker, et il est aujourd’hui utilisé dans 98% des bétons produits dans le monde (le ciment n'étant qu'un ingrédient du béton, la part de la clinkérisation baisse dans le matériau final). La France est le plus gros producteur européen de ciment Portland, fournissant 16% de la production européenne, et en exportant 11%. Le ciment Portland représente 75% de la production des cimenteries françaises. Il y a plusieurs raisons à cette prédominance du ciment de Portland : ce béton est bon marché, de haute qualité, il est fiable et facile à utiliser ; les matières premières nécessaires à sa production (calcaire, craie, marne) sont disponibles en abondance et leurs ressources se situent dans les mêmes zones géographiques. Enfin, le ciment de Portland a accumulé une expérience d’usage de plus de 200 ans.
Au-delà des émissions de gaz à effet de serre, le béton est aussi une industrie extractive à l’origine de la destruction de sites naturels et d’écosystèmes entiers, contribuant à la raréfaction de certaines ressources naturelles. Cette industrie consommerait environ 10 % de l’eau disponible dans le monde, tandis que 40 milliards de tonnes de sable et de gravats sont extraites chaque année, principalement destinées à la production de béton[3].
Un matériau pourtant nécessaire à la transition écologique
Malgré tous ces défauts évidents, pourquoi le béton est aussi prisé et utilisé ? Peu de matériaux offrent un tel degré de polyvalence, de résistance, de facilité de production mais aussi de durabilité en pouvant résister à de nombreuses conditions climatiques, y compris extrêmes (climats polaires ou désertiques). Sa masse thermique élevée et sa faible infiltration d’air contribuent à réduire également l’énergie nécessaire pour chauffer ou refroidir les bâtiments. De plus le béton est malléable, il ne coûte pas cher et il est 100 % recyclable. Ces qualités varient selon les types de constructions et de bétons utilisés, et mériteraient également d’être considérablement améliorées pour répondre aux objectifs de la transition écologique.
Une étude menée par les ingénieurs Hammond and Jones en 2011 présentait un graphique assez déroutant, où le béton n’apparaissait pas comme le matériau de construction le plus polluant, que ce soit en termes d’émissions carbones et d’énergie grise. D’après cette étude, de nombreux matériaux alternatifs ont une empreinte carbone plus élevée. Les émissions carbones et l’énergie grise du béton y apparaissent sensiblement plus faibles que celles produites par exemple par la fabrication de bois de construction, de verre, de brique, de produits en argile (tuiles), sans parler de l’acier, du fer, du plastique ou de l’aluminium, ce dernier remportant la palme du matériau à l’empreinte carbone la plus élevée.
Geoffrey Hammond, Craig Jones, Embodied carbon. The Inventory of Carbon and Energy (ICE), University of Bath, 2011.
Watts se serait-il donc trompé, le béton étant l’un des matériaux de construction les moins polluants? L’étude d’Hammond and Jones s’en tient aux émissions provoquées par le processus de fabrication et fait abstraction d’un certain nombre d’autres problèmes. Ainsi, elle ne fait pas de distinction entre la quantité nécessaire pour une application et un niveau de performance donné (thermicité, durabilité, solidité, etc). D’autre part, cette comparaison ne prend pas en compte les combinaisons entre différents matériaux et différencient le béton (concrete) des ciments proprement dit, pourtant nécessaires à sa production, dont les ciments à base de clinker, comme l’OPC (Ordinary Portland cement) contenant 94% de clinker, et qui apparaît sur le graphique comme le matériau le plus émissif après le bois contreplaqué. On observe également une grande variabilité des niveaux de carbone selon les types de béton, depuis le béton de granulats légers et les parpaings jusqu’au béton armé.
Si le béton pollue autant, c’est par l’ampleur de son usage de type productiviste, la surproduction de quelque matériau que ce soit nécessitant des processus industriels de cuisson, entraînant inévitablement d’importantes émissions carbones. Mais ce n’est pas encore ce qui est le plus problématique. Les études ne prennent pas assez en compte d’autres questions comme celle de l’impact environnemental lors de l’extraction des matériaux nécessaires à la production du béton, à une échelle planétaire et dans d’énormes quantités[4]. Les impacts environnementaux sur la biodiversité sont souvent plus complexes et donc plus faciles à dissimuler que ceux de la simple émission de gaz à effet de serre ou de l’énergie grise (quantité d’énergie consommée lors du cycle de vie d’un matériau). La destruction de la biodiversité est pourtant tout aussi cruciale que la question climatique. La surexploitation des ressources en sable et sa raréfaction, a pour corollaire de nombreuses et graves conséquences sur l’équilibre des écosystèmes[5]. Les industries extractives détruisent la diversité des espèces de la faune et de la flore, les paysages, les cultures, sans que soient remplacées des fonctions essentielles à la survie de l’humanité comme la fertilisation, la pollinisation, la régulation des inondations, la production d’oxygène et la purification de l’eau. Au cœur des villes, les constructions en béton, associées au routes en asphalte, créent des îlots de chaleur, amplifiant les effets de la pollution atmosphérique.
Face à ces problématiques évidentes et aux critiques qui se multiplient, les initiatives se développent depuis plusieurs années pour rendre l’industrie du béton plus durable et plus présentable. On relèvera d’abord la mobilisation très forte des industriels pour défendre leur secteur, comme le programme The Cement sustainability Initiative du World business council for sustainable development (Conseil mondial des affaires pour le développement durable), regroupant 190 multinationales engagées autour de la transition écologique. Le Cement sustainability Initiative regroupe 30 des plus gros producteurs de ciment de la planète exerçant dans 100 pays. Le groupe LafargeHolcim, géant du secteur, vante par exemple sa gamme de “bétons verts” ECOPact comme la plus développée du marché, grâce à un investissement massif en recherche et développement.
En 2017, sous l’égide du programme des Nations Unies pour l’environnement UNEP est publié le rapport Eco-efficient cements: Potential economically viable solutions for a low-CO2 cement-based materials industry[6], co-écrit par Karen Scrivener, Ellis Gartner et John Vanderley. Ce rapport présente des solutions pragmatiques et relativement rapides à mettre en œuvre, grâce notamment aux progrès de la recherche scientifique, mais le discours très consensuel et prudent des scientifiques travaillant pour les industriels (comme Scrivener ou Gartner qui ont travaillé pour le service recherche de Lafarge) nous permet d’émettre des doutes quant à l’indépendance de ce genre d’enquête. L’étude considère que le ciment de Portland continuera d’être le type de béton dominant le marché dans les prochaines décennies. Le captage et le stockage du carbone étant considérés comme des procédés trop coûteux, le rapport propose un remplacement partiel du clinker par des matériaux à faible teneur en CO2, ainsi que son usage « plus efficace ».
On ne doit cependant pas sous-estimer la mobilisation des chercheurs et des ingénieurs sur la question environnementale. On mentionnera notamment la fondation à but non lucratif canadienne Ecosmart qui a développé des solutions techniques pour un béton plus durable, l’Ecosmart concrete ayant pour principale caractéristique la substitution partielle du ciment de Portland, donc du clinker. En France, un certain nombre d’études ont été produites pour le développement de bétons plus durables. On citera en particulier les travaux produits par le CERIB (Centre d’études et de recherches de l’industrie du Béton), dont le programme d’étude et de recherche 2021, en cohérence avec les enjeux stratégiques définis dans le Contrat d’Objectifs et de Performance COP 2020-2030, signé par la Fédération de l’Industrie du Béton, l’Etat et le CERIB, intègre comme axes de recherche la transition énergétique et environnementale, les bétons verts, la mixité des matériaux, la durabilité des ouvrages ou encore l’économie circulaire et le recyclage des matériaux. Plusieurs thèses ont été également soutenues ces dernières années au sein du CERIB sur ces thématiques[7].
La découverte des Bétons Fibrés à Ultra-hautes Performances, des bétons structurels isolants, ou encore du béton de chanvre, durant ces dernières décennies, permettent d’envisager de meilleures associations de ces bétons à durabilité et performances thermiques augmentées avec d’autres catégories de matériaux relocalisés et de nouveaux isolants (ex: chanvre, ardoise expansée, pierre ponce etc.). Les recherches se concentrent principalement sur la substitution du Clinker, dont la cuisson (la clinkérisation) représenterait plus de 50% des émissions carbones dans la fabrication du béton, ainsi que sur la capture et la séquestration du carbone, procédés qui montrent la possibilité d’une réduction considérable de l’empreinte carbone du béton[8], qui demeure aujourd’hui un composant indispensable pour certains types d’infrastructures ou d’installations stratégiques. Le béton reste en effet un matériau indispensable dans la construction d’équipements énergétiques bas-carbone: barrages hydroélectriques, centrales nucléaires et géothermiques, usines marémotrices. C’est aussi le cas des ouvrages d’art d’envergure comme les ponts, les autoroutes, ou encore des nouvelles technologies nucléaires (EPR, Small Modular Reactor).
Le béton, un enjeu économique, social et culturel mal apprécié
Mais peut-on réellement atteindre les objectifs de la transition écologique par une nouvelle croissance verte, un Green New Deal porté par des industriels ayant adopté un comportement et des objectifs vertueux? Au-delà des questions techniques se profilent celles du modèle productiviste, de la financiarisation du secteur du bâtiment, de la prééminence de la puissance publique ou des grands groupes privés, relevant d’un véritable combat politique et culturel. Le marché mondial de la production de ciment est dominé par quelques grands groupes comme Lafarge Holcim (groupe franco-suisse), HeidelbergCement (Allemagne), Italcementi (Italie) ou encore Cemex (Mexique). Si les entreprises chinoises comme Anhui Conch et CNBM talonnent LafargeHolcim en termes de volumes de production, elles restent cantonnées à leur marché intérieur. Le marché du béton est donc marqué par la concentration capitalistique, bien qu’il existe aussi de nombreux petits producteurs de béton notamment dans les pays du tiers monde (des micro-industries par ailleurs très émissives). On relèvera également les nombreux liens qui ont été établis entre l’industrie du béton et le crime organisé, voire le terrorisme, les scandales de corruption qui entachent dans de nombreux pays le BTP, le lobbying parfois sans scrupules de certaines compagnies.
Dans son livre Béton[9], le théoricien marxiste de la logique de la valeur Anselm Jappe décrit le béton comme « l’arme de construction massive du capitalisme ». Le béton (en anglais concrete) serait la concrétisation de l’abstraction du capital, fixant sur le sol des capitaux virtuels en perpétuelle circulation. La standardisation et l’emploi d’un même béton partout sur la planète, apparaissant non plus seulement comme un progrès technologique et économique du point de vue de la réduction des coûts de construction et d’exploitation, mais aussi comme un des paramètres essentiels de l’investissement, offrant les mêmes mètres carrés de bureaux et de logements, et donc les mêmes produits d’investissement « compétitifs » quel que soit le lieu où le produit sera réalisé. Sa rentabilité est d’autant plus grande que le béton comporte un cycle de vie limité, il se renouvelle rapidement. Faibles coûts et standardisation des chantiers, obsolescence programmée, financiarisation du BTP et logiques prédatrices du marché de l’immobilier participent ainsi d’un même phénomène systémique dont la concrétisation physique est le béton. Avant Jappe, le géographe David Harvey avait montré que le BTP et l’expansion urbaine étaient une étape nécessaire du cycle de vie de l’économie capitaliste, permettant l’absorption du surplus de capital, immobilisant les capitaux en attendant une rentabilisation ultérieure. La ville est devenue en cela le principal instrument de stabilisation du capitalisme financiarisé.
Mais on oublie que le béton a une longue histoire, depuis l’invention du ciment Portland en 1824 par l’anglais Joseph Aspdin. Nous ne reviendrons pas sur les pages glorieuses de l’histoire du béton en France, depuis les premières expérimentations isolées au XIXème siècle, le système de l’ingénieur François Hennebique qui permis la généralisation de bâtiments construits entièrement en béton armé, l’invention du béton précontraint par Eugène Freyssinet en 1928, l’œuvre d’architectes comme Auguste Perret et Le Corbusier, qui ont composé avec ce matériau en virtuoses, jusqu’à l’exportation du système de préfabrication lourde Camus après-guerre, en passant par les innovations sur les nouvelles structures en voiles de béton qui ont fait la renommée de Bernard Laffaille, René Sarger, Nicolas Esquillan, etc. Autrement dit, le béton fait désormais partie de notre histoire, au même titre que l’architecture en pan de bois, en brique ou en pierre de taille. Contrairement à ce que pourrait laisser penser le dossier du Guardian ou le livre d’Anselm Jappe, le béton ne fut pas toujours l’incarnation d’un capitalisme exacerbé et prédateur. Dans l’après-guerre, que ce soit en Grande-Bretagne, en France ou en URSS, le béton fut une arme efficace de la reconstruction, au service du relogement de tous dans des conditions de vie et des standards de confort et d’hygiène considérablement améliorées. Le béton fut l’incarnation matérielle de l’Etat-Providence, par l’investissement massif d’argent public dans le logement, l’éducation, les loisirs, la santé, les infrastructures de transport, les infrastructures énergétiques rendant l’électricité accessible au plus grand nombre. Le béton accéléra considérablement la démocratisation de la modernité, du confort et de la sécurité dans le contexte favorable des Trente glorieuses. Avant les marxistes convaincus que sont Harvey ou même Jappe, les attaques contre le béton venaient plutôt de l’autre camp politique, qui voyait dans le béton une arme de construction massive du socialisme. On pourrait ainsi citer les analyses de Jane Jacobs ou celles d’Alice Coleman qui dans son livre Utopia on trial[10], accusait l’architecture de béton d’être presque seule responsable de la criminalité et des comportements antisociaux dans certains quartiers anglais à partir des années 1960, postulats qui, en France, continuent d’orienter la politique de la ville, depuis au moins Banlieues 89. Or il est assez facile de faire porter toute la responsabilité des tensions sociales aux grands ensembles construits dans l’après-guerre et à l’architecture en béton armé. Si certaines architectures n’ont pas été en mesure de résoudre les conflits socio-économiques, ceux-ci ne peuvent être réduits au déterminisme de l’environnement physique.
Il existe aujourd’hui un combat patrimonial pour préserver et reconnaître la valeur de l'héritage architectural du XXème siècle, combat qui participe aussi de la prise en compte d’une mémoire élargie de nos sociétés, et notamment des quartiers populaires[11]. Des enquêtes sociologiques montrent l’attachement des habitants à leurs quartiers et même à leurs architectures de béton, à leur aménagement paysager, à leurs espaces verts, aux aménités et aux services socio-culturels et d’entraide qui parfois continuent de subsister dans ces quartiers, données qui viennent contrebalancer d’autres enquêtes qui se sont focalisés sur la laideur de ces espaces, et sur l’effet psychologique aliénant qu’ils exerceraient sur les habitants[12]. A l’inverse, une cinématographie et une littérature abondantes tendent à romantiser les anciens quartiers populaires, les faubourgs, en opposition aux villes nouvelles et aux grands ensembles, procédant d’une généalogie intellectuelle assez lointaine qui remonte aux pourfendeurs de l’Haussmannisation de Paris. En se focalisant sur l’imagerie d’une vie sociale de quartier, prétendument plus chaleureuse, cet angle de vue tend aussi à mettre au second plan les conditions de vie insalubres et indignes dans lesquelles devaient survivrent les populations populaires des centres urbains, sans parler des problèmes d’épidémies, de mortalité, et des violentes conflictualités qui pouvaient apparaître entre habitants, faisant abstraction des réels progrès notamment en termes de confort et d’hygiènes qui ont été permis avec l’industrialisation et la standardisation de la construction au XXème siècle[13]. On retrouve également cette tendance dans l’analyse de certains aspects « appréciables » des favelas ou des bidonvilles, comme expérience d’auto-construction et d’entraide entre habitants, voire comme une forme de capitalisme revitalisé par les couches inférieures de la société, par des pauvres devenus des entrepreneurs en puissance, alors qu’il ne s’agit pas ici d’une expérience créatrice, mais de faire face à la misère, à l’absence d’état protecteur, et à la mort[14]. Il ne s’agirait pas non plus de tomber dans une mode fétichiste des genres vernaculaires, popularisée depuis au moins Bernard Rudofsky et son exposition au MoMA Architecture without architects (1964) jusqu’à la publication en 1996 par Paul Oliver de son Encyclopedia of Vernacular architecture of the World, tendance qui pourrait reproduire pour les matériaux durables ou les modes de construction vernaculaires un système de marchandisation et d’exportation à l’échelle planétaire.
Conclusion: quelles solutions pour la transition écologique du bâtiment et de l’industrie du béton?
S’il est aujourd’hui nécessaire de sortir du tout béton[15], il est aussi inévitable de continuer à travailler avec ce matériau. C’est en effet le matériau de construction le plus solide, le plus polyvalent, le plus isolant, le plus recyclable et meilleur marché que l’on connaisse actuellement. On doit donc se diriger vers une meilleure association de différents matériaux éco-responsables avec le béton, parallèlement à son amélioration technologique conformément aux objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Le béton restera indispensable pour de nombreuses infrastructures, il restera également préférable pour de nombreuses structures, y compris dans certains types de bâtiments comme les logements. Mais il doit être employé là où il est indispensable et où il ne peut être remplacé, à performances égales, par d’autres matériaux de construction écoresponsables, bio et géo-sourcés. On pourrait ainsi envisager un emploi du béton plus localisé, dans certaines parties des ouvrages, comme les fondations, où il s’avère plus performant.
Il faut également poser la question de notre modèle de développement et de notre modèle de société. Faut-il construire toujours autant de logements et de bureaux neufs? Nous avons vu que l’empreinte carbone de l’industrie du béton était due essentiellement à des problèmes de quantité et d’hyperproduction, que ce soit pour les émissions carbones, notamment la clinkérisation, mais aussi les industries extractives à l’origine de la destruction d’écosystèmes. Si l’on continue dans une logique productiviste de construction nouvelle à tout prix, nous serons confrontés aux mêmes problèmes pour les filières de matériaux biosourcés, notamment la filière bois qui pourrait dégrader la biodiversité forestière. Il faut parallèlement orienter les politiques sur les efforts de rénovation thermique adaptée au patrimoine, de restauration et de réaffectation du bâti existant, dans une logique locale et circulaire (l'avis conforme de l'Architecte des Bâtiments de France, qui permet de freiner les démolitions inutiles, doit être renforcé et étendu à ces fins). La baisse de la natalité et le vieillissement de la population n’incitent pas à un rythme de constructions nouvelles aussi soutenu. De plus, de nombreuses régions de France ont déjà des taux de vacance des logements élevés, qui s’élèvent selon une étude de l’INSEE publiée en janvier 2020 à 8% pour l’ensemble du pays et 3 000 000 de logements, ce qui permettrait de résoudre la question des sans-abris et de réduire celle du mal-logement. Il est aujourd’hui nécessaire de revoir en ce sens les modalités et les orientations de la politique de la ville et de l’ANRU, pour favoriser les rénovations plutôt que les démolitions-reconstructions, des rénovations respectueuses de la cohérence architecturale et paysagère de ces ensembles urbains. Le béton ne doit donc plus être un instrument au service de la promotion immobilière mais une arme au service de la réindustrialisation écologique.
Stéphane Gaessler, historien de l'architecture et de l'urbanisme
Notes:
Photographie de couverture: Immeuble d’inspiration Louis XIII par l'architecte Joseph Marrast (1881-1971), combinant structure en béton armé et éléments de parement en briques et béton imitant un appareillage de pierre de taille, 1, quai de Conti, Paris 6ème. Image: © Wikimédia Commons.
[1] Scrivener, John and Gartner (2016), Eco-efficient cements; Sakai, K. and Noguchi, T. (2012), The Sustainable Use of Concrete, Boca Raton: CRC Press.
[2] Johanna Lehne, Felix Preston, Making Concrete Change Innovation in Low-carbon Cement and Concrete, London : Chatham House, The Royal Institute of International Affairs, Energy, Environment and Resources Department, June 2018.
[3] Vince Beiser, “Sand Mining: The Global Environmental crisis you have probably never heard of”, The Guardian, 27 février 2020.
[4] ibidem
[5] Vince Beiser, The World in a Grain: The Story of Sand and How It Transformed Civilization, Riverhead Books, New York, 2018
[6] Karen Scrivener, John Vanderley and Ellis Gartner, Eco-efficient cements: Potential economically viable solutions for a low-CO2 cement-based materials industry, United Nations Environment Programme, 2017.
[7] - Durabilité des ouvrages en béton soumis à la corrosion : optimisation par une approche probabiliste avec l’INSA Toulouse (avril 2019) ; Bétons à faible impact environnemental pour l’Industrie du Béton : accélération du durcissement de bétons à base de liants ternaires avec l’Université de Lille (décembre 2017) ; Mise au point d’une méthodologie pour formuler de nouveaux bétons autoplaçants légers et durables avec l’École des Mines d’Alès (septembre 2014) ; Étude de l’influence de l’inertie thermique sur les performances énergétiques des bâtiments avec l’École des Mines de Paris (février 2014).
[8] Johanna Lehne, Felix Preston, Making Concrete Change Innovation in Low-carbon Cement and Concrete, London : Chatham House, The Royal Institute of International Affairs, Energy, Environment and Resources Department, June 2018.
[9] Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, éditions L’echappée, 2020.
[10] Alice Coleman, Utopia on Trial: Vision and reality in Planned Housing, Hilary Shipman, 1985.
[11] L’association AMuLoP oeuvre pour la création d’un musée du Logement populaire au coeur du Grand Paris
[12] Berland-Berthon, La démolition des immeubles de logements sociaux. Histoire urbaine d’une non-politique publique, Lyon : Éditions du CERTU, 2009 ; Renaud Epstein, La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État, Paris : Presses de Sciences Po, 2013 ; Pierre Gilbert, ““Ghetto”, “relégation”, “effets de quartier”. Critique d’une représentation des cités” Métropolitiques, 9 février 2011 ; Thomas Kirzbaum, Rénovation urbaine. Les leçons américaines, Paris: PUF, 2008 ; Thibault Tellier, « De l’humanisation à la destruction du béton. La politique de la ville des années 1970 aux années 1980 », Métropolitiques, 8 octobre 2018.
[13] Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, éditions du Seuil, 2015.
[14] Mike Davis, Planet of Slums (Verso, 2006)
[15] Vincent Lavergne, « Le tout béton en France : une longue histoire », Tous urbains, vol. 26, no. 2, 2019.